Il y a sur votre site Internet de nombreuses images de votre studio et dans votre monographie: Décrire le reste, il y a également des photos de vous au travail. Vous êtes très descriptifs quant à votre processus de création, très clairs et précis. Est-ce que le processus raconte l’œuvre, est-il en ce sens indispensable ?
Alain : Le processus de travail ne raconte pas l’œuvre, il l’engendre. Les méthodes de travail, la manière d’aborder un sujet, une catégorie, une discipline en déterminent le contenu. Lorsque nous avons entrepris nos premières peintures, intitulées Séries américaines, nous nous sommes, d’une part, imposés un protocole exclusif concernant notre manière d’aborder la peinture, et avons, d’autre part, déterminé les règles précises (protocolaires également), permettant de passer d’une page de plan à une grande peinture. Ces règles étaient les suivantes :
Protocole :
- Peindre d’après des plans de villes du désert.
- Une page, une peinture, pas de recadrage.
- Choisir des cartes où l’information est rare et essentielle.
- Supprimer le langage, les noms de rue et autres textes.
- Conserver les codes postaux.
- Conserver les codes de représentation du territoire et les symboles propres à la cartographie·: la grille, les mires et les chiffres.
- Agrandir le plan.
- Conserver l’homothétie de la page.
- Utiliser un format de toile proche de la taille humaine.
- Densifier, voire saturer les couleurs proposées.
- Conserver le rapport des couleurs entre elles.
- Peindre au rouleau, lisser au pinceau, masquer au moyen d’adhésifs.
- Intituler chaque œuvre d’après le nom de la zone concernée.
Anne Marie : Nous appartenons à une génération d’artistes pour laquelle peindre ne s’imposait pas. Pour ce qui me concerne, j’ai fait mes études dans les années 70; je me souviens qu’aux Beaux-Arts de Bourges, une peinture d’un étudiant avait été lacérée au couteau par d’autres élèves. À l’époque nous faisions pour la plupart d’entre nous de la photographie, de la vidéo, et/ou produisions des textes. La machine à écrire était alors devenue un outil indispensable. Très peu d’élèves peignaient, moi y compris.
Lorsque nous avons décidé, Alain et moi, de peindre des plans de villes du désert américain, lesquels plans nous parlaient de peinture, nous nous sommes demandés comment réinvestir le champ de la peinture. Nous ne voulions pas parler de la matérialité de l‘œuvre : de la texture, de la facture… d’où un protocole exclusif.
A : La série des photographies de ciel par exemple, est également le produit d’un protocole: le haut d’une barre d’immeubles dans un site urbain, un ciel bleu sans nuages, sans pollution, sans oiseaux, sans avions, sans fils électriques… une visée en contre-plongée, la plus précise possible, sans déformations optiques. Ces photographies ont été prises au moment du passage de l’argentique au numérique. L’idée était celle d’une image idéale, visant à repousser les limites de l’argentique, qui ne serait ni retouchée ni recadrée, un tirage cibachrome plein cadre.
AM : Il ne s’agissait pas, tout en s’y référant, de produire un monochrome bleu parfait, mais de tendre vers le monochrome. Nous disons souvent que nos peintures parlent d’images et nos photographies de peinture.
A : Ici, nous tendons vers une image idéale qui contient en soi son propre échec, car, quel que soit, les conditions atmosphériques, il existe toujours un peu de pollution, la voûte céleste produit toujours un léger dégradé, et quel que soit l’optique utilisée on obtiendra toujours une infime déformation dans un sens ou dans l’autre. De même, du fait d’un défaut de parallaxe, il y aura toujours une sensible différence de cadrage entre l’image enregistrée sur la pellicule (miroir relevé) et celle renvoyée par le miroir au moment de la visée.
AM : Il y a aussi cette idée que nous sommes toujours sur le fil du rasoir. Ce qui nous intéresse dans l’art, ce sont les déserts, la rareté de l’information, les intervalles, les interstices, les décalages, les menus changements, tout ce qui demande un regard soutenu fait partie de notre champ d’investigation… Tout ce qui échappe d’ordinaire à l’attention.
Peut-être que le mot process conviendrait mieux que protocole… Ce process, est-il une manière de faciliter le travail à plusieurs mains ?
AM : Les deux termes s’ajoutent pour qualifier notre travail. Il est à la fois protocolaire et processuel. À partir du moment où nous avons introduit les outils informatiques pour analyser l’image, opérer des choix afin de générer des formes, et construire un mode de représentation, nous avons qualifié notre travail de processuel.
A : Nous ne cherchons pas à inventer de nouvelles formes, mais à créer les conditions de leur émergence.
AM : Pour ce qui est d’un travail à plusieurs mains, il ne s’agit le plus souvent que d’un problème d’organisation ou de distribution des tâches. Lorsque nous vivions à Paris, nous n’avions pas d’atelier assez grand en permanence, nous trouvions des espaces pour quelques mois et travaillions à quatre avec Eric Gillet et Stéphanie Fabre sur la base d’un emploi du temps précis.
Ce sont les deux personnes que l’on peut voir sur les images de votre site ?
A : Oui. Nous avons longtemps travaillé à quatre. Eric et Stéphanie sont architectes, comme nous ils vivent et travaillent ensembles.
Vous n‘avez plus d’assistants aujourd’hui ?
A : Depuis le Nouveau Mexique, nous ne travaillons qu’à deux.
AM : Aujourd’hui nous préférons vivre et travailler dans un même lieu.
J’ai l’impression que vous avez dès le départ utilisé un process un cadre précis pour votre travail.
A : Nos premiers travaux furent une série d’autoportraits, ainsi que des travaux de langage: photographies, néons, projections lumineuses… Puis se furent nos premières peintures de plans. C’est en nous rendant chez Olivier Mosset à Tucson en Arizona que nous avons acheté notre premier plan dans une station service, et que nous avons ainsi glissé dans la peinture.
AM : Tous ces travaux ont bien sûr un cadre précis et un protocole rigoureux, toutefois ce n’est qu’à partir de nos premières peintures d’écran que la question du process s’est réellement posée.
Concernant votre première série de photographies, Les extravagants, qui est tout à fait différente du travail que vous allez mettre en place ensuite, que raconte t-elle aujourd’hui? Etait-ce important de commencer par ces images de vous deux, de se représenter ensemble, en couple?
AM : Oui, c’était ·très important, il s’agissait pour nous d’annoncer que nous commencions à travailler ensembles, et de nous montrer physiquement en tant que couple, avec une certaine énergie et un peu d’humour.
A : Au départ il s’agissait de participer à une œuvre de Marylène Negro: “Donnez--moi une photo de vous”. Nous avons réalisé une première photographie de nous par nous en utilisant un déclencheur pneumatique. À mesure que nous avons avancé dans la série, le déclencheur a pris d’avantage d’importance, jusqu’à devenir le sujet principal de la photographie, l’objet entre nous, l’intervalle… ce qui d’ordinaire n’attire pas l’attention…
C’est important l’image dans un duo? Vous êtes souvent représentés tous les deux, par exemple sur votre site avec vos chapeaux… Pourquoi est--ce si important, est--ce par rapport au milieu de l’art, ou bien pour vous ?
A : Cela doit avoir une importance car nous avons toujours eu l’ambition de réinvestir les grandes catégories de la peinture : le paysage, la nature morte, l’autoportrait… D’ailleurs notre dernière nature morte, représentant deux robinets, s’est révélée être un autoportrait à deux (Still Life - Los Alamos #9), de même que l’une de nos peintures de la série en cours représentant une plante à deux têtes (Square Root #2).
AM : En 2013, au moment où nous préparions notre exposition Let’s Switch Again chez Martine Aboucaya, nous avons mis en première page de notre site un montage photographique nous représentant dans le désert. À l’époque la question de l’autoportrait s’imposait de nouveau. La vidéo Let's Switch Again-San Acacio, 2005-2013 avait été tournée en 2005 à Santa Fe (Camino San Acacio), juste avant notre déménagement au Nouveau-Mexique, puis fut montée début 2013 à Bruxelles. Il s’agit de nos dernières captures d’écran de télévision demeurées jusque là inutilisées, nos derniers Switch. Le dispositif de prise de vue était un peu différent de celui que nous avions l’habitude de mettre en place. Notre ami Nic Nicosia, récemment rencontré, nous avait prêté sa caméra vidéo et un trépied. Nous filmions de jour et étions dans l’incapacité d’obtenir une totale obscurité. Pour la première fois notre image se reflétait sur l’écran de la télévision. La présence de Nic nous obligeait à lui expliquer ce que nous faisions, le son est devenu un élément majeur dans cette installation vidéo.
A : Je pense que dans notre travail il y a toujours une dimension plus ou moins autobiographique. Ainsi, notre série de fermetures d’écran, pourrait être envisagée comme une sorte de journal d’un voyage dans le Sud-ouest américain.
AM : À partir du moment où l’on travaille à deux, on est ·sans cesse dans l’échange, le dialogue. J’ai l’impression qu’il n’y a jamais de temps de pause.
Justement le dialogue joue-t-il un rôle essentiel dans votre processus ? Comment s’élabore votre collaboration ? Comment nait une pièce ? Vous en parlez d’abord ?
AM : C’est souvent lors de déplacements que naissent les projets, c’est-à-dire au moment où l’on s’extrait de la gestion du quotidien, celui où nous sommes le plus réceptifs, où il y a place pour la rêverie, pour l’observation de grandes ou de petites choses, celui où nous sommes côte-à-côte. Lorsque nous vivions à Paris, nous voyagions souvent dans le Sud-Ouest américain, notre imaginaire vient de là-bas, du désert, des grands espaces et de la télévision.
A : Un jour au détour d’un chemin de terre, nous avons vu une maison qui nous a plu. À partir de ce moment-là nous n’avons presque plus voyagé, nous avons vécu dans le paysage de nos peintures. Nous détestons voyager, nous préférons déménager.
J’ai pu lire à plusieurs reprises que vous considérez votre travail comme autobiographique, il est vrai qu’il suit vos déplacements, déménagements, voyages. Est--ce que de la même manière que vos peintures révèlent des images cachées, elles pourraient témoigner de votre vie à deux en trame de fond : voyages, décisions de vie, évènements intimes, etc. ?
AM : Vivre et travailler ensemble est pour nous un projet artistique.
De nouveau à propos du processus de création, les Frères Gert et Uwe Tobias par exemple sont deux peintres qui travaillent à quatre mains, l’un commence une pièce l’autre l’a termine, ils discutent en amont de la pièce qu’ils vont réaliser, se mettent d’accord puis ils travaillent comme à la manière d’un cadavre ·exquis autour de l’œuvre. Êtes--vous proche d’un processus comme celui-là ?
AM : Pour nous les choses sont différentes. Tout dépend du projet.
A : Nous utilisons des médiums divers. Nous faisons réaliser nos néons, nos sculptures en marbre, par contre nous peignons et aquarellons nous-même. Parfois, nous entamons un chantier de peinture à quatre, avec une répartition des tâches très précise. Avant la réalisation concrète d’une peinture par exemple, en amont, un travail sur ordinateur assez long est nécessaire, analyses d’images, choix multiples, élaboration du projet, tirages d’adhésifs ou de transparents. Ensuite nous testons le projet avec une première réalisation, nous l’ajustons ou l’abandonnons.
AM : Parfois on fait quelque ·chose que ·l’on abandonne… On se dit que ce n’est ·pas le moment… puis ça revient plus tard. Pour ce qui est des peintures intitulées Lignes de partage du ciel par exemple, je me souviens que nous avions fait une première tentative guère concluante à New York en 2000 ou 2001, et ce n’est que cinq ou six ans plus tard à Santa Fe, après avoir peint les Sunsets, que nous avons enfin pu développer les Lignes de partage du ciel. Une série peut parfois en engendrer une autre.
A : L’important ·pour nous est ·d’être emportés dans un même élan.
Finalement vous n’avez pas de restriction sur ce qu’a fait l’un de vous deux…
A : En fait, il ne s’agit pas de l’un de nous deux, le plus souvent nous découvrons les mêmes choses au même moment, comme dans une sorte d’éveil à deux. Ce fut le cas pour les Brûlures de cigarettes (1). Nous regardions un film à la télévision, lorsque pour la première fois s’est imposée à nous l’une de ces marques qui apparaissent parfois dans les films, afin de signaler au projectionniste l'imminence d'un changement de bobine.
AM: Nous les avons photographiées dans un premier temps et noté la périodicité d’apparition de ces marques. Ensuite nous avons mis en place une méthode de travail, en visionnant de nombreux films sur la chaîne américaine TCM, nous avons constitué une collection, puis établi une chrono-typologie de ces brûlures, afin de réaliser plusieurs films/installations vidéo avec un montage spécifique en fonction des catégories de brûlures.
Comment définiriez-vous le travail artistique à quatre mains, en terme d’avantages et de contraintes ?
A : L’avantage est que cela fait avancer le travail.
AM : La contrainte serait que ça ne s’arrête jamais.
Il n’y a plus de limites entre le privé et le travail…
AM : Non, il n’y a ·plus de limites. Lorsque nous ne travaillons pas, nous avons l’impression de perdre notre temps. D’ailleurs nous détestons les vacances, nous n’en prenons plus du tout ! Je ne sais pas si cela est une contrainte, mais du moins cela engage la vie d’une certaine manière.
Pourriez-vous vous associer à d’autres artistes pour une collaboration ?
AM : Nous associer, pourquoi pas? Cela pourrait être intéressant.
A : Cela ne s’est jamais vraiment présenté. Les seuls avec qui nous aurions souhaité le faire, étaient Marylène Negro et Klaus Scherübel. Nous souhaitions leur racheter le nom de leur collaboration: « Les artistes au travail », que nous trouvions absolument génial. À l’époque notre demande a du leur paraître choquante. L’acte de cession aurait constitué l’œuvre commune.
Vous dites avoir été intéressés par le nom « les artistes au travail », vous qui avez utilisé vos deux noms juxtaposés, est-ce que cela vous a déjà tenté d’utiliser un nom générique et anonyme pour votre pratique ?
AM : Au moment où nous avons réalisé les photographies des Extravagants, nous y avions songé. Finalement cela est resté le titre de la série. Je ·crois que l’on peut considérer que notre nom générique est : Jugnet ·+ Clairet. Le « + » était une idée de notre galeriste Serge Le Borgne. Lorsqu’il ·nous en a ·parlé nous trouvions que « + » était plus que « et ».
A : Moi je n’étais pas très excité car cela m’énervait peu que l’on nous dise comment nous devions nous appeler·; mais d’un autre côté c’était assez bien… Si l’on se sépare on pourra toujours s’appeler Jugnet – Clairet …
Pouvez-vous me parler de la peinture « comme stade ultime de votre processus de travail », que recherchez--vous dans ce médium du style, vous qui n’utilisez pas votre main pour peindre, qui vous tenez à distance avec le médium ?
A : Pendant ·longtemps nous avons souhaité ne pas toucher la ·toile, nous peignions au pistolet en utilisant des pochoirs en vinyle que nous ôtions après vaporisation, cela donnait des bords nets. Plus tard, afin d’obtenir un effet de flou, nous avons utilisé des caches en acétate, que nous maintenions à distance de la surface picturale. Aujourd’hui ·nous utilisons des brosses, finalement ce n’est ·pas désagréable, et il faut reconnaître que c’est assez adapté à la peinture.
AM : La méthodologie en amont reste la même quelque soit les outils utilisés dans la phase d’exécution de la peinture. Nous utilisons toujours l’ordinateur, passant d’un logiciel d’image à un logiciel de dessin, décomposant le motif en une série de calques.
A : Pour ce qui est des aquarelles nous avons élaboré une technique assez particulière par caches également, et par évaporation. Nous avons pu mettre en place cette technique le jour où nous avons eu accès à des feuilles de polypropylène, lisses comme du marbre, sur lesquelles nous avons pu apposer des adhésifs, sans arrachement lorsque nous les retirions. Là encore nous restions à distance du support en déposant le pigment dilué avec un compte-gouttes, sur un ménisque d’eau.
AM : Nos premières aquarelles ont été réalisées sur un papier traditionnel, au moyen de cookies cutters. Il s’agit de la série intitulée RGB.
A : Lorsque nous avons déménagé à ·Santa Fe, notre matériel était resté dans des containers, qui ont mis des mois à ·arriver par bateau, nous ne pouvions plus travailler. Nous avons acheté des cookies cutter en métal, en forme d’étoiles. Nous les avons posé sur des feuilles de papier, puis constitué une petite nappe d’eau à l’intérieur, sur laquelle nous avons déposé au compte-gouttes de l’aquarelle diluée, heureux de constater que cela ne fuyait pas. À la même époque nous avons réalisé nos premiers Sunsets à l’aquarelle.
AM : Nous avons toujours cherché à inventer nos propres outils aussi bien pour la réalisation matérielle de l’œuvre, que pour ce qui concerne, en amont, la recherche de nouveaux modes de représentation.
Lorsqu’en 1998 nous avons décidé de peindre pour la première fois, d’après des plans de villes du désert, la peinture nous semblait être le médium le plus pertinent, car ces plans nous parlaient davantage de la peinture américaine que de la démographie des Etats du Sud-Ouest.
Lorsqu’en 1998 nous avons décidé de peindre pour la première fois, d’après des plans de villes du désert, la peinture nous semblait être le médium le plus pertinent, car ces plans nous parlaient davantage de la peinture américaine que de la démographie des Etats du Sud-Ouest.
A : Par la suite nos peintures d’écran devaient naître de la neige électronique, d’une absence de signal et d’une matière en mouvement. Nous y avons vu des formes parfois inédites, d’autres qui nous renvoyaient de manière dérisoire à une certaine histoire de l’art. C’est alors que nous avons mis en place notre méthode de travail aux moyens d’outils informatiques.
C’était une manière de se réapproprier l’image ?
AM : C’était plutôt l’opportunité de réinvestir le champ de la peinture, de lui apporter un nouveau souffle, une nouvelle définition comme moyen de post-production. Quant à l’image, les outils informatiques permettent d’aller dans la loupe, d’intégrer le défilement, de superposer des calques de couleurs comme des glacis… une exploration plus fine de l’image.
A : La peinture ne meurt jamais, elle ne fait que parfois s’évanouir.
AM : Pour ce qui est du déplacement dans la loupe et dans la matière en mouvement, j’ajouterais qu’il s’agit pour nous d’une pêche dans un océan sans limite, plus on va en profondeur, plus les formes sont simples et élémentaires. Il se trouve, par ailleurs, que la plupart de ces œuvres ont pour titre Fishing With John, le film de John Lurie.
Mais on ne voit jamais ces formes…
AM : Nous nous intéressons aux choses auxquelles personne ne prête réellement attention et qui, du fait de leur rareté, une fois découvertes, deviennent si évidentes qu’on ne voit plus qu’elles, comme c’est le cas pour les brûlures de cigarette.
Votre travail peut-il s’intéresser aux images cachées non plus du téléviseur mais de l’écran numérique de l’ordinateur ?
A : Pourquoi pas, bien que nous nous soyons souvent intéressés à des technologies mourantes ou en voie de disparition.
Ce qui m’interroge beaucoup, c’est le rapport entre la forme de la télévision et la forme de l’image que l’on trouve à l’intérieur de cet objet : sa multitude de possibilités, sa rondeur, et le rapport entre la forme de l’ordinateur aujourd’hui, qui devient de plus en plus plat, froid et l’image que l’on trouve à l’intérieur qui est très lisse : le pixel, finalement on arrive dans une image très plate.
A : C’est précisément l’objet de notre travail dans notre série Shadings que nous appelons entre nous «les pluies». Dans cette série, face aux peintures, le spectateur perçoit une sorte de déséquilibre dû à la courbure discrète du motif. Il s‘agit en fait d’un agrandissement de la courbure de l’écran d’une télévision à tube cathodique.
AM : C’est un peu du même ordre que dans la série Edges, lorsque, allant dans la loupe, nous nous sommes aperçus qu’une ligne, une fois agrandie devenait un motif complexe, une suite de courbes, nous entraînant d’un univers classique à un monde baroque.
A : En fait ce qui nous intéresse, dans ces séries, c’est que lorsqu’il n’y a plus d’information, il y en a encore, pour peu que l’on y regarde de plus près. Il y a encore de l’information en profondeur.
Peut-on aller autant en profondeur dans l’écran de l’ordinateur ?
AM : Pas sûr. Ce qui est intéressant dans l’écran numérique c’est qu’il produit des glacis, des pages, des plans successifs… une superposition de calques, sans déformation.
Il est étonnant de voir à quel point l’image a changé, nous sommes certainement influencé par cela. La génération après moi n’aura vu que de l’écran numérique.
A : Par réaction, cela tend à créer une catégorie de gens différents, comme ceux qui fréquentent les salles où l’on ne montre que des films en trente--cinq millimètres. Plus l’image sera numérique plus il y aura des lieux rares, qui monteront d’autres types d’images.
Dans votre travail il y a je crois quelque chose de l’image cathodique d’un côté et de l’image numérique de l’autre : entre les Shadings, fait à partir de l’image du téléviseur et les images scannées de la série de Los Alamos.
A : Les Shadings, Edges, Snows… la série générique des Tapes, comme celle des Switchs qui, elle, parle de la mémoire de l’image, toutes ces séries sont issues de la télévision à tube cathodique. Les Still Life - Los Alamos proviennent d’objets scannés en deux dimensions, et tentent de trouver un nouvel espace pour la nature morte, un espace de l’ordre de l’épaisseur de l’objet. Ici, même si les propos semblent différents, que nous utilisions une technologie en voie de disparition ou une technologie tournée vers l’avenir, l’important pour nous est d’interroger les systèmes de représentation.
AM : Pour livrer une anecdote, le soir du vernissage de notre première exposition personnelle au Mamco (2), face à un Switch, une dame âgée nous a dit: « C’est la télévision! ». Cela nous a bluffés car le plus souvent nos peintures de télévision, alors qu’elles parlent d’images ou de mémoire de l’image, sont perçues comme des toiles abstraites. Ce quiproquo ne nous déplaît pas.
Il y a une véritable différence entre l’image numérique et argentique…
AM : Ce que l’on appelle le piqué dans l’argentique, c’est la finesse du grain et la netteté. Dans le numérique le pixel remplace le grain, on parle encore de définition mais en termes de poids d’image. Aujourd’hui, une trop grande définition mène à une image d’autant plus plate.
(1) Série de films : Everything I Have Is Yours, 2013-2014, 6’49’’20, installation vidéo. À nous la liberté, 2014, vidéo, 2’53’’26.
(2) Exposition Alpine + Cadiz, 1997--2003, au musée d’art moderne et contemporain de Genève du 28 février au 20 avril 2003.